Résumé de la conférence de Jacques Senécal, présentée dans le cadre du colloque 2018 du GSVQ – Le destin de l’humanité : espoir et effondrement
À quelle autorité allons-nous nous soumettre?
Le problème avec la vie simple, c’est qu’elle n’est pas si simple. Quand on sait qu’une bonne partie de ce qu’on apprend à nos enfants n’aura aucune pertinence dans trente ans, c’est que la vie se complique. Aurons-nous très bientôt la désolation ou même le découragement à tout simplement entreprendre une éducation? Le monde se complique. Surtout avec l’ambigüité de la mondialisation. La mondialisation, c’est une globalisation d’un marché et d’un système économique basée sur la croissance; et c’est aussi une immense uniformisation de nos modes de vie de consommateurs; mais ce n’est pas pour autant une simplification de nos vies ni de nos sociétés, car la mondialisation, c’est surtout une croissance d’inégalités économiques et sociales, une croissance de tensions politiques, une croissance des perturbations écologiques et peut-être même une croissance de dictatures. Depuis le Club de Rome de 1970, depuis le Halte à la croissance du rapport Meadows de 1972, on prévoyait un effondrement écologique inévitable si on ne passait pas à la croissance zéro. Cela fait près de 50 ans qu’on sonne l’alarme… A-t-on crié assez fort? Car devant cette catastrophe appréhendée, le libéralisme économique n’a répondu que par une croissance accrue comme solution, alors qu’elle en est la cause même.
Aucun plan d’avenir n’est proposé par les puissants de l’économie et de la politique à part la croissance répétée comme un mantra; or, cette croissance illimitée est une utopie. On ne peut plus continuer l’exploitation de ressources limitées de manière illimitée. Si l’on étire cette utopie encore quelques années, l’élastique va péter, et la catastrophe redoutée se produira. On ne doit pas jouer au bungee avec la Terre.
À cette débâcle écologique qui menace notre destin, s’ajoute une autre fracture : la disruption ou la dislocation technologique. Cette rupture risque de créer une discontinuité, une cassure entre nos manières de vivre, de travailler et de penser et celles qui nous seront imposées par l’Intelligence artificielle (A.I.). Sommes-nous prêts à perdre la maitrise ou le pouvoir d’agir sur notre vie au profit d’une dictature digitale technologique? Voilà le nouveau problème qui surgit à notre horizon. L’humanité qui dépasse maintenant ses 75 000 ans est susceptible de se diviser actuellement en deux camps : ceux qui sont prêts à accorder à l’I.A. une autorité significative et ceux qui y sont hostiles ou simplement sceptiques. L’unanimité est totale vis-à-vis les dangers, par exemple, d’un conflit nucléaire et les dangers des perturbations écologiques; tous veulent les éviter. Mais les opinions diffèrent beaucoup sur les dangers ou les bénéfices de l’usage de l’Intelligence artificielle. Sommes-nous tous d’accord pour l’utilisation sans limites du génie biologique dans le but de créer de nouvelles formes de vie et pour améliorer l’espèce humaine?
Quel est notre camp? Quelle est notre philosophie du futur?
La philosophie qui semble rallier la majorité est celle des ingénieurs et des experts savants idéalistes qui offrent une vision carrément positiviste ou scientiste de l’avenir, une sorte de foi optimiste en une utopie très proche de l’idéologie transhumaniste qui prend depuis quelques années beaucoup d’ampleur. Ce camp ou cette philosophie propose un nouvel impératif éthique : miser sur la perfectibilité d’homo sapiens. Miser sur le dépassement des limites humaines peut nous apparaitre très positif à première vue. Cela signifierait même que nous ne sommes pas au sommet de la création, mais que l’humanité actuelle n’est qu’un magnifique commencement et qu’elle n’a pas dit son dernier mot. Voilà qui constituerait une bonne nouvelle!
En effet, nous, de l’espèce humaine, sommes à réaliser d’importants bonds dans les sciences, de la physique à la biologie, en passant par les biotechnologies et les technologies d’information et de communication (TIC); on fait des progrès énormes dans plusieurs domaines liés à l’Intelligence artificielle. On n’a qu’à penser à tous les avantages qu’apporteront l’Internet des objets et l’immense réseau des maisons, autos et villes intelligentes. Le contrôle de plus en plus sophistiqué du génome humain et les thérapies géniques qui s’appliqueront. De nouvelles machines intelligentes peuvent désormais reconnaitre les formes, les visages humains, analyser les réactions émotives et s’auto-instruire pour être avantageusement utilisables pour de meilleurs systèmes d’échanges, de recherches et d’enseignement. L’utérus artificiel, actuellement projeté et réalisable pourra favoriser une reproduction sans la mère et la planification d’un « eugénisme responsable », c’est-à-dire la production de bébés sur mesure. C’est toute une mutation qui s’amorce avec la dématérialisation de l’économie, la révolution des transports publics et privés, la maitrise du climat grâce à de multiples appareils astucieux de la géo-ingénierie, la médecine finement robotisée, la santé contrôlée par des GPS biologiques, donc une longévité accrue par la biométrie; j’allais oublier la numérisation de la pensée via des curseurs cérébraux, bref, une hégémonie des nano-cogno-technologies. Un destin fulgurant s’annonce pour l’humanité.
On assiste alors, ne trouvez-vous pas, à la naissance d’une nouvelle ère bionique et à une véritable noosphère de l’Homo sapiens surdoué ou augmenté. La vérité, c’est que le monde est devenu si compliqué qu’il nous faut des super-machines, des super-écoles et des super-doués pour la résolution de nos super-problèmes. De toute évidence, il faut se soumettre au progrès de la science si on veut connaitre une renaissance et accepter une mutation brusque en totale contradiction avec notre passé et la tradition.
Les philosophes de ce camp optimiste supposent unanimement que l’humanité se dépassera. Mais… (nous entrons, si vous le permettez, dans la partie des mauvaises nouvelles).
L’humanité se surpassera, mais, il faut le dire, à certaines conditions : que la surveillance et le contrôle s’organisent en réseaux multiformes interconnectés. Contrôle pour que notre santé et notre sécurité soient bien assurées. Contrôle des investissements humains. Contrôle de nos pensées, nos libertés et nos expressions publiques. Les prochains humains et les machines seront si fusionnés qu’ils ne pourront survivre en tant qu’humains véritables que déconnectés du réseau. On risque un abandon systématique d’une population devenue inapte et inepte, car à quoi servirait une médecine de masse et des services de base universels quand un État ne progressera que grâce à ses surdoués et ses machines spécialisées. Supposons un Brésil en concurrence avec le Japon; dans les deux camps, on investirait bien davantage sur une poignée de surhommes améliorés plutôt que sur des millions de travailleurs en bonne santé, mais inutiles et superflus. Et alors, à quoi servirait le revenu de base universel, la syndicalisation et la solidarité?
Le nouvel Homo sapiens dominera, mais avec une baisse drastique de la population. Les nécessiteux ne sont pas nécessaires pour l’avenir du monde; « on ne peut respecter les droits humains quand on est surpeuplé » disent déjà certains gourous futurologues. Désormais, c’est l’hyper-individualisation contrôlée et orientée et la formation d’une petite élite d’humains amplifiés et renchéris en aptitudes physiques, cognitives et biologiques optimisées qui seront les vraies forces de la nouvelle civilisation. On risque de voir apparaitre, en effet, une caste d’oligarques dominants qui possèderaient richesse, savoir, beauté, santé, créativité, longévité; et de voir surgir en même temps une dictature du marché commercial, financier et hyper-mondial sans limites et sans morale. Et, pour éviter des épidémies de stress, la très grande majorité d’humains domestiquée devra accepter, comme dans Le meilleur des mondes, un bonheur artificiel par la banalisation et la consommation de drogues euphorisantes. Homo deus s’embarrassera-t-il d’Homo sapiens?
Je conclus ce volet à la fois optimiste et affolant en nous posant deux questions : d’où viendront les véritables changements du 21e siècle? Des coopératives humanitaires et des organismes caritatifs ou de la Nasa et de Google? Et à quelle autorité allons-nous faire confiance?
Le camp des philosophes naturalistes ou celui des humanistes écologistes simplicitaires, camp minoritaire pour le moment, doit de toute urgence organiser une résistance légitime. Comment? Par une contre-conduite libertaire, solidaire, critique et démocratique qui s’oppose au conformisme consumériste et au suivisme néolibéral. En informant le plus possible le plus grand nombre; plus on est informé, plus on est responsable. Promouvoir la conscience, la réflexion, l’autonomie, la coopération, l’esprit critique contre les utopies technologiques. On a souvent de la difficulté à distinguer la réalité de la fiction; Homo sapiens est une espèce fabulatrice, une espèce créatrice de fictions, de dogmes, de mythes; et une espèce plus portée à croire qu’à savoir; d’où la facilité à suivre les téléromans fictifs et à propager des mensonges et des légendes urbaines. « Quand un millier de gens croient une histoire inventée un mois durant, ce sont des fakes news. Quand ils sont des millions à croire pendant plus de mille ans, c’est une religion » (Y.N. Harari).
Nous, de la Simplicité volontaire, savons ce qu’il faut faire pour transformer nos vies et nos milieux, mais face aux avancées spectaculaires de l’Intelligence artificielle, nous restons stupéfaits; et dubitatifs vis-à-vis les moyens à prendre pour contrer les dérapages. Notre pouvoir d’agir est toujours possible, car nous pouvons développer ce que les robots les plus performants ne pourront jamais faire. L’I.A. peut calculer, déduire, induire, comparer, anticiper beaucoup mieux que les humains, mais nous, nous sommes conscients. Avant que les algorithmes ne décident à notre place, avant de nous soumettre à des GPS psychologiques, déployons notre capacité de juger qui implique réflexion et sentiment des autres; misons sur notre capacité de compréhension. Comprendre, c’est plus qu’expliquer. La compréhension exige une lucidité et une intériorité que n’ont pas les robots, une connaissance générale d’un milieu et une saisie émotionnelle qui manque aux machines. Imaginer! L’imagination humaine, naturelle et intuitive nous permet encore d’inventer du sens et de procéder à des créations libres et spontanées. Et, surtout, aimer! De la passion amoureuse à la compassion la plus universelle, l’amour nous sauve. À l’amour de sa famille, ses proches, ses collègues, ses compatriotes pourquoi ne pas rajouter l’amour de l’humanité et de la planète Terre. Juger, comprendre, imaginer et aimer, n’est-ce pas le fondement même de l’humanisme?
Si l’humanité n’arrive pas à concevoir et à administrer des directives éthiques et politiques globalement acceptées, pour sauver la spécificité de son espèce et les principes de sa propre existence, ce sera carte blanche pour le Dr Frankenstein!
Un conseil : pour courir vite, ne prenons pas trop de bagages; abandonnons nos illusions, elles sont trop lourdes.
Jacques Senécal
Responsable du Groupe de Simplicité volontaire de Trois-Rivières (GSV3R)
Remarquable réflexion. Qui fait regretter de n’avoir pas pu être présent au Colloque du GSVQ à Québec! Merci, Jacques, de poser ces questions importantes de façon aussi claire.